CRET
Centre de réflexion sur l'éthique dans le travail
 


 


 

Interview de Charles Najjar, auteur de Comment placer votre argentles investissements financiers à la portée de tous (éditions A. – Antoine, 2011)

 

Charles Najjar, ce qui intéresse le CRET, c’est d’abord votre analyse de la situation financière globale mais aussi votre point de vue de conseiller financier aux prises avec un système de plus en plus complexe, ainsi que votre marge de manœuvre dans ce système.


La crise financière actuelle résulte-t-elle de comportements que l’on pourrait qualifier de peu éthiques de la part des individus, des institutions, des Etats ? exemples : Dexia et autres.

La crise actuelle est surtout provoquée par une inconscience généralisée par rapport à la capacité réelle d’endettement au niveau des Etats, des entreprises et des individus. Tout le monde est concerné. Mais cette crise est aggravée par des comportements spéculatifs « non éthiques » de la part de certains acteurs boursiers (traders, hedge funds,…). Pour ne citer que ces exemples, il s’agit de la spéculation à la baisse (vente à découvert), le recours à la désinformation et aux rumeurs pour accentuer un mouvement de marché, ainsi que le recours à des instruments amplificateurs du mouvement (leverage, produits dérivés)…
 

On ne peut cependant limiter les causes de la crise aux seuls comportements non éthiques. Des erreurs de jugement, intentionnelles ou pas, en sont également responsables. Plusieurs facteurs contribuent par ailleurs à aggraver la crise, tels que le rôle amplificateur des médias qui s’amusent à mettre en avant des scénarios catastrophe, l’absence de cohésion politique et économique entre les différents intervenants, le manque de discernement de certains décideurs... Le refus de permettre à la Banque Centrale Européenne d’intervenir massivement sur le marché - pour des raisons purement idéologiques - est un facteur aggravant qui ne rentre pas dans le cadre des comportements non éthiques.

Avez-vous le sentiment que les dirigeants économiques et financiers prennent en compte la dimension éthique dans leurs décisions ?


Non, même si certains décideurs semblent rechercher une certaine justice sociale et un certain équilibre des forces économiques, on est encore loin des vraies solutions fondées sur des notions d’éthique.

Peu de décideurs dénoncent par exemple l’influence accrue donnée aux hedge funds (les fonds spéculatifs dont les interventions sur le marché sont essentiellement mues par un souci de profitabilité maximale sans aucune recherche de création de valeur). On voit peu de mesures cherchant à encadrer leur activité. Rares sont ceux qui dénoncent aussi la spéculation sur les matières premières qui devrait, à mon avis, être totalement interdite. Les transactions financières basées sur des matières premières doivent être limitées aux producteurs et aux importateurs : les spéculateurs n’ont aucune finalité à détenir ces matières premières.


Par ailleurs, au-delà du territoire des décideurs économiques, la notion d’éthique doit être plus présente dans les cursus universitaires ainsi que dans les formations professionnelles. L’éthique passe plus par un processus d’éducation que par une règlementation de la part des décideurs économiques qui auront de toute façon du mal à la mettre en pratique. C’est le cas par exemple du délit d’initié dont le nombre de condamnations reste très limité par rapport à l’étendue de cette pratique, très fréquente dans le monde de la finance.

Pensez-vous que la prise en compte de cette dimension à l’heure des grandes décisions peut être source d’efficacité et participer à la résolution de cette crise ? Y a-t-il des avantages financiers à un investissement éthique ?


Evidemment. En promulguant une plus grande éthique dans le monde de la finance, on réduira significativement les mouvements spéculatifs et la volatilité des marchés. En limitant l’influence des hedge funds, la vente à découvert, la spéculation sur les matières premières, les outils de leverage via l’endettement ou les produits dérivés, il est clair qu’on aboutira à une finance plus saine avec une meilleure protection contre les crises financières. Une plus grande transparence et une meilleure gouvernance économique basée sur une telle éthique profitera à l’ensemble des acteurs économiques.

Il est important de noter que, contrairement à ce qu’on pourrait croire, le manque d’éthique est rarement profitable à ceux qui le pratiquent. S’il est indéniable qu’il peut générer un profit provisoire, il est fréquent d’assister à un retournement de situation où, en poussant à l’extrême certaines pratiques non éthiques, celles-ci finissent par provoquer des pertes colossales. L’exemple le plus courant est le recours au leverage ou à la vente à découvert où certains spéculateurs finissent par accuser d’énormes pertes lors des retournements de marché. Pour preuve aussi, la fréquence de faillite de hedge funds victimes de leurs propres pratiques non éthiques.


Quelle(s) réponse(s) éthique(s) avez-vous trouvée(s) personnellement en tant qu’acteur ? Vous a-t-il été possible de les mettre en application ?

Quel que soit le poste et l’influence que l’on peut avoir, chacun de nous a un rôle à jouer dans son environnement professionnel pour faire prévaloir les notions d’éthique et aboutir à une société plus équitable et créatrice de valeur.


Personnellement, je m’active surtout à dénoncer les pratiques financières qui vont à l’encontre de ces principes, et ceci, à travers diverses publications destinées au grand public et des sessions de formation offertes aux collègues et aux clients. Je m’active surtout à enseigner à ceux-ci comment se protéger contre certaines pratiques qui les rendent plus vulnérables aux risques du marché au bénéfice d’autres acteurs économiques (banques, gérants de fonds, spéculateurs…).

Votre entourage est-il acquis à vos vues ? Hiérarchie, collègues, clients, grand public ? Percevez-vous des changements positifs dans les comportements ? Lesquels ?


Comme c’est souvent le cas, la hiérarchie est généralement insensible à ce genre de discours. Quant aux collègues, cela dépend évidemment de l’influence qu’on a auprès d’eux. Cette influence se construit à travers une rigueur professionnelle qui impose le respect et surtout à travers une totale disponibilité pour rendre service et aider à la résolution des problèmes. Une fois qu’on a acquis une telle influence, les principes défendus deviennent plus faciles à inculquer.

Evidemment, les clients sont en général ceux qui adhèrent le mieux à de tels principes car ils ressentent tout de suite qu’ils leur permettent de mieux se protéger contre les abus auxquels ils sont exposés. D’ailleurs c’est en renforçant la position des clients qu’on combat le mieux les pratiques abusives puisque celles-ci deviennent plus difficiles à faire passer.


Si ce n’est pas ou pas toujours le cas, comment parvenez-vous à partager le bien-fondé d’une nouvelle approche ? Quels éléments de langage vous semblent propres à convaincre ? Comment est abordée la question éthique dans les formations ou l’enseignement ?

Il s’agit surtout de simplifier le langage et de banaliser dans la mesure du possible les notions financières. Mais le message passe surtout à travers des exemples concrets qui servent à démontrer comment des comportements non éthiques ont été à la base de crises financières ou de faillites de fonds. Le cas Madoff ou la crise des subprimes caractérisée par la vente de produits non adaptés au profil des investisseurs, sont des exemples courants pour expliquer comment des comportements non éthiques nuisent non seulement aux investisseurs et au système financier dans son ensemble mais surtout à ceux qui les mettent en pratique !

Le message passe également par la dénonciation des pratiques abusives et des pièges les plus courants qu’on peut rencontrer dans certains produits financiers.

Ceci consiste à éduquer le client pour l’inciter à devenir suffisamment informé, de sorte qu’il puisse juger de lui-même les risques et le potentiel de profit des investissements qu’il entreprend. Il devient ainsi plus apte à faire face aux banquiers qui chercheraient à profiter de son ignorance pour lui « coller » des mauvais produits.

En effet, l’une des déviances les plus fréquentes des banques et des gestionnaires de compte est le conflit d’intérêt qui les pousse à inciter le client à investir dans les instruments qui leur rapportent le plus sans se soucier de l’intérêt du client. Combattre cette pratique consiste à toujours se positionner du côté du client en choisissant pour lui les produits qui sont le mieux adaptés à son profil. Il est facile de démontrer qu’en agissant de la sorte, non seulement on contribue à assainir la pratique de la finance, mais souvent on adopte ainsi une attitude bien plus profitable à long terme, car cela permet de fidéliser le client et de gagner en crédibilité.

Il s’agit aussi d’informer le grand public et les investisseurs en général des risques de certains mécanismes très opaques où le client confie son argent à un gestionnaire qui se retrouve ainsi dans la situation idéale où il peut prendre toute sorte de risques avec l’argent du client. S’il gagne, ils se partagent les gains. S’il perd, c’est le client qui subit toutes les pertes. Notre rôle est de faire prendre conscience au client de la situation défavorable dans laquelle il se trouve. Au rôle de gestionnaire, nous préférons le rôle de conseiller financier, dans la mesure où l’on aide le client à comprendre les investissements qu’il fait et à cerner de lui-même les risques qu’il prend pour qu’il puisse décider lui-même des choix les mieux adaptés à son profil et à ses objectifs de rendement.


D’un point de vue plus « technique », les produits financiers simples sont accessibles à l’entendement du grand public mais ne sont pas toujours très rémunérateurs, tandis que les produits complexes semblent plus intéressants mais plus difficiles à comprendre. Quelle égalité en ce cas entre le grand public et les spécialistes ?

Ce n’est pas la différence de technicité ou la capacité de compréhension des produits qui fait la différence de rendement entre le grand public et les spécialistes. On peut très bien trouver des instruments peu complexes, accessibles au grand public, qui s’avèrent très rémunérateurs. Une fois de plus, ce sont les pratiques éthiques qui feront la différence. Un spécialiste qui propose un produit bien conçu et parfaitement adapté au profil de l’investisseur peut être très rentable, et tous deux en sortiront gagnants. A contrario, un produit complexe, opaque et mal adapté, finira sûrement par mal performer et par nuire autant au client qu’au spécialiste. Il est faux de croire que les produits les plus complexes sont nécessairement plus profitables. De nombreux spécialistes qui pensent maîtriser parfaitement ce type d'outils finissent par accuser d’énormes pertes par un manque de discernement qui les amène à perdre de vue les objectifs et la finalité de leurs investissements. Quand ces instruments deviennent de purs outils de spéculation et qu’ils perdent ainsi leur essence, ils finissent le plus souvent par « exploser entre les mains » de ceux qui les manipulent. Ceci est le meilleur exemple qu’une pratique financière dans un but purement spéculatif, hors des normes élémentaires d’éthique, est rarement payante.

Pensez-vous que ces produits complexes, ainsi que certaines pratiques qui –quoique légales– ne paraissent pas très morales (par exemple : la vente à découvert, les options d’achat call ou put qui permettent de spéculer à la hausse ou à la baisse sans grand risque en capital, etc.), puissent avoir une influence négative sur l’économie réelle ? En effet, la spéculation en tant que telle, contrairement à l’économie réelle, ne semble pas créer de valeur.

Tout à fait ! Et c’est bien notre objectif, de dénoncer ce genre de pratiques, éthiquement difficiles à admettre. Par exemple, il existe quelque chose de conceptuellement dérangeant dans la pratique de la vente à découvert qui consiste à parier sur la baisse d’une action, et donc à travers cela à contribuer à l’effondrement de son cours. Quand on pense que, derrière une action, il y a une entreprise, et que derrière cette entreprise il existe toute une chaîne économique et sociale (fournisseurs, employés, partenaires,…), souhaiter son effondrement et contribuer d’une certaine façon à l’enfoncer encore plus a quelque chose de profondément dérangeant. Ne pas croire au potentiel de croissance d’une entreprise est une chose, miser sur sa défaillance en est une autre. Ici la finance devient effectivement destructrice plutôt que créatrice de valeur.

Ceci est d’autant plus choquant que l’on constate, comme souvent dans le cas de pratiques non éthiques, qu’à long terme cela ne profite même pas à ceux qui y ont recours, car il arrive souvent qu’un retournement des marchés prenne de court les vendeurs à découvert. En effet, en cas de hausse continue des marchés leurs pertes seront illimitées ! La vente à découvert est d’autant plus risquée qu’elle consiste à aller à contre-sens du processus naturel du développement humain et de la croissance économique. Ce qui illustre bien le « retour de bâton » de certaines pratiques non éthiques !

Ceci, par contre, ne s’applique pas nécessairement à d’autres instruments financiers tels que les options qui conceptuellement n’ont rien Ceci, par contre, ne s’applique pas nécessairement à d’autres instruments financiers tels que les options qui conceptuellement n’ont rien d’«immoral», mais dont l’utilisation abusive peut parfois mener à un déséquilibre de force entre les différentes contreparties. Ici, le rôle du consultant est justement de s’assurer que l’investisseur ne se trouve pas dans une situation défavorable et que l’équilibre risque-rendement est bien respecté.


Le système reste à la merci d’aventuriers de la finance. Quel poids a l’initiative personnelle dans ces conditions ?

La plupart des systèmes humains restent sous l’emprise de lobbys et de groupes influents qui ont souvent recours à des moyens non éthiques pour asseoir leur domination et exploiter au maximum le système pour essayer d’en tirer un profit personnel. C’est une réalité que l’on retrouve dans la plupart des structures humaines, qu’elles soient politiques, économiques, sociales ou même religieuses.

Ceci n’enlève en rien le mérite et le devoir de chacun à l’échelle individuelle et communautaire de combattre dans les limites de ses pouvoirs et de sa zone d’influence, les pratiques jugées immorales ou non éthiques et de contribuer de la sorte à l’amélioration de la société humaine et à l’instauration d’une meilleure justice sociale. L’initiative personnelle peut paraître dérisoire devant l’énormité de la tâche et l’influence des forces contraires, mais ceci ne devrait nullement nous pousser à abandonner notre objectif d’une meilleure justice sociale. Certes, on a tous l’impression que de telles actions ne sont qu’une goutte dans l’océan, mais « sans ces gouttes, l’océan n’existerait pas » !


Publié par le Cret le 10 novembre 2011
 







 

 










 
 

 



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